Thursday, October 01, 2009

Sur ce petit village dont on ne sait pas grand chose, il planait toujours un voile de mystère, de violence, et à chacune de ses visites, Jean y rencontrait, égarés parmi les vapeurs de gin et de whisky, des figures mornes d’ouvriers saouls, des yeux maquillés de putes malades, des crocs affamés d’animaux errants, chiens et chats rejetés qui hantaient les rues livides que le temps avait rendues fragiles.
Jean n’éprouva aucune peur quand il entra dans le village pour la première fois. Aux cris stridents des corbeaux qui semblaient lui souhaiter la bienvenue, il sut...


**


Jean descend du bus et fait quelques pas. Un panneau sale indique le nom du village. Un liquide brun a coulé dessus. Quand il le dépasse, un vague courant d’air fait frémir Jean et sans trop savoir pourquoi, il se sent changé. Le bus redémarre et tandis qu’il s’éloigne, le chant d’un corbeau s’élève et c’en est fini de la vie d’avant. Questions, doutes, hésitations.
Les murs de la première maison ont dû être rouges il y a longtemps. La couleur disparue a tout de même laissé une teinte fade mais Jean se demande s’il ne l’imagine pas. Une boîte aux lettres à l’américaine arbore une tête de mort façon pirates. C’est une boîte en ferraille toute cabossée. La tête de mort affiche un rictus ironique.

- HAHA !

Jean cligne des yeux. L’éclat de rire est venu de la boîte aux lettres. Il faut quelques secondes à Jean pour comprendre que c’est la tête de mort qui parle.

- SAINE EMULATION !
- Sans façon, répond Jean.
- VOUS DEVRIEZ ! Ecoutez, cher Monsieur, ici nous ne sommes pas dans l’anticipation. Vous n’êtes pas fou mais vous allez le devenir. Je suis là pour vous avertir.
- Un moyen d’échapper à ça ? demande Jean.
- QUE CROYEZ-VOUS ?
La tête de mort se met à hurler.
- VOUS CROYEZ-VOUS AU DEBUT D’UNE QUETE ? D’UNE SALOPERIE DE ROMAN D’INITIATION ?

Elle se radoucit.

- Je ne vais pas vous servir de guide. Je ne suis pas une saloperie d’allégorie de l’intelligence. Des foutaises, voyez-vous ? Je ne suis qu’une tête de mort maladroitement peinte sur une boîte aux lettres vieillissante plantée à l’entrée d’une propriété hum, disons, déserte, dont l’allure idiote donne à notre village une foutue gueule de parodie d’œuvre gothique.
- Je ne sais pas si je vais trouver ce que je cherche. Je ne suis même pas sûr de savoir ce que je cherche.
La tête de mort se tait. Jean ouvre le petit portail et avance dans le jardin.
- Allez-vous entrer dans la maison ? demande la tête de mort.
- J’y pensais.
- Alors prenez la clé dans la boîte aux lettres. Vous en aurez besoin (rire sardonique). Vous y trouverez des réponses, des questions.

Jean revient sur ses pas, s’approche de la boîte qui grince en s’ouvrant. Il tâtonne quelques secondes avant de sentir sous ses doigts la forme d’une petite clé. Une Vachette flambant neuve. Pas vraiment le genre de la maison vers laquelle Jean se dirige maintenant. C’est une bâtisse assez imposante dont le toit a dû souffrir de tout ce dont un toit peut souffrir. Des bestioles non-identifiées ont dévoré la charpente, quelques tuiles et une bonne partie de la gouttière d’où coule un épais liquide brun. Le même liquide a sans doute souillé le panneau à l’entrée du village.
Au milieu du champ qui borde la maison sur la gauche, un épouvantail fatigué regarde vers le soleil qui se lève. Il jette un coup d’œil à Jean puis feint de l’ignorer. L’épouvantail fouille dans la poche gauche de sa veste et en sort une pancarte que Jean déchiffre en plissant les yeux :

Ne nourrissez pas les moineaux après minuit. C’est sur moi qu’ils viennent chier.

- Pourquoi pas après minuit ? lance Jean, les mains en porte-voix.

L’épouvantail hausse les épaules, retourne la pancarte et la brandit vers Jean :

C’est pour faire état des références niaises de l’auteur.

Cinq ou six moineaux de belle taille postés à ses pieds parcourent d’un œil alerte l’horizon que le soleil peine à rougir. L’un d’eux, probablement le chef, est coiffé d’un béret noir. Il est sur le point de parler, puis se ravise, émet un rot sonore, se met à sautiller puis s’envole et se pose sur l’épouvantail qui tente de le chasser en agitant sa pancarte. Le moineau se met alors à voler en cercle de façon à éviter les moulinets de l’épouvantail qui finit par éclater en sanglots. L’oiseau ricane, rote à nouveau et revient se poser d’une aile agile parmi ses collègues qui n’ont cessé de scruter l’horizon. L’oiseau au béret noir s’adresse à Jean :

- Sais-tu pourquoi nous volons vers le sud ? Parce que c’est beaucoup moins fatigant que d’y aller à pied !

Les moineaux s’envolent alors dans un grand éclat de rire. Jean sourit et reprend sa route vers la maison.

Quelques marches le séparent encore d’une petite porte en bois dont la poignée est un moineau sculpté avec un réalisme certain. Jean décide de ne pas se poser de questions et enfonce la clé dans la serrure. Une sensation de vide immense s’empare de lui. Il ferme les yeux un instant, tourne la clé, pousse la porte de son pied droit. L’entrée est plongée dans la pénombre la plus totale. D’instinct Jean tend son bras gauche à la recherche d’un interrupteur providentiel. Tandis qu’il tâtonne, des images familières lui viennent, agressives, de lieux inconnus, il en jurerait, mais il les connait, avec une certitude, une précision si effroyables que son cerveau se divise et c’est comme s’il était deux. Jean hic et nunc. Jean dilué partout ailleurs. Dans ce train qui longe une côte ensoleillée où le tracé des plages dessine un sourire brillant au paysage béat, dans les couloirs de cette école déserte qu’il parcourt d’un pas léger, où la netteté d’un matin d’été transperce les fenêtres fermées, soulevant dans l’air des particules de poussière blanche, dans ce petit parc dont la balançoire protégée de la lumière par un bouleau bienveillant oscille au gré du mouvement lent que lui imprime un petit garçon, dont les larmes coulent sans un bruit tandis qu’il contemple à quelques pas de lui le ballet disgracieux des pigeons qui se disputent les vestiges d’une flaque de vomi.

Jean ne trouve pas d’interrupteur mais la pièce s’éclaire enfin. Il constate alors qu’il ne se trouve pas dans l’entrée d’une vieille maison mais sur la scène d’un théâtre immense, confronté à des dizaines de rangées de sièges vides en velours orange. Deux larges allées séparent les sièges. Au premier rang du bloc du milieu, un homme est assis les jambes croisés, probablement asiatique, barbu et coiffé d’un béret noir. Il tient dans sa main droite un livret rouge qu’il enroule sur lui-même avant que Jean ait le temps d’en déchiffrer le titre, puis se met à tapoter avec la paume de sa main gauche d’un air très impatient. Comprenant que l’homme n’a pas l’intention de s’entretenir avec lui dans l’immédiat, Jean s’assoit en tailleur sur les planches de la scène poussiéreuse. Tout en s’interrogeant sur l’attitude qu’il convient d’adopter dans une telle situation, Jean jette à l’endroit un coup d’œil curieux. De luxueux balcons surplombent de part et d’autre de la salle les rangées de sièges orange un peu décrépis. Les rambardes de bois sculpté représentent divers oiseaux imaginaires mais pas tellement : un corbeau à trois pattes, un coq borgne, un moineau coiffé d’un béret. Encore lui.

Le plafond, très haut, joue une scène de la vie heureuse comme on en voit parfois dans les rues des grandes villes d’où la magie disparaît à mesure que les gens s’enrichissent. Un homme grand et bien bâti, aux cheveux maintenus en arrière par une paire de lunettes noire savamment déposée juste au-dessus de son front, pousse d’un air ravi un landau d’enfant dont le nombre incalculable de roulettes donne le tournis. Sur les épaules de l’homme est noué un léger pull bleu ciel. Sa chemise blanche disparait sous son pantalon avec une discrétion quasi-scientifique. Une jolie fille marche à ses côtés. Ses longs cheveux blonds sont maintenus en arrière par une paire de lunettes noire savamment déposée juste au-dessus de son front. Elle porte une veste de cuir marron cintrée, un jean délavé et des bottines sous lesquelles disparaissent les jambes du pantalon avec une discrétion quasi-scientifique.

Derrière eux défilent des rues grises dont les pavés renvoient l’image d’un quotidien morne enfoui sous une épaisse couche de bonheur et de réussite. Jean remarque une petite fille à la fenêtre d’un immeuble. Elle est triste et ne quitte pas des yeux le couple qui devise gaiement, sans doute de la dernière boutique à la mode ou bien d’un tel qui est complètement con d’avoir refusé ce pont d’or chez Machin Corporate. Une sonnerie de téléphone tilili tililili et l’homme sort de sa poche un objet noir et plat qu’il colle à son oreille en gueulant ALLO !? OUI, LUI-MEME ! La fillette regarde Jean, lui adresse un sourire et s’éloigne de la fenêtre. Ce sourire c’est celui qui jette dans l’air comme une volonté de revanche, maussade et déterminé, ancré dans une souffrance vivace, palpable. Ce sourire c’est comme un glaive d’acier qui reste en suspens dans le vide avant de s’abattre sur la tête du bienheureux, du naïf qui ne l’a pas remarqué, ni accepté, ni cru. L’imbécile ignore le sourire de la révolte. Jean aime ce sourire car ce sourire est sien.

Tandis que l’homme range dans sa poche son téléphone dernier cri, un moineau coiffé d’un béret noir vient voleter près de lui avant de stabiliser son vol au-dessus de sa tête. Jean éclate de rire et à son rire se mêle un rot tonitruant suivi d’un floc. Le moineau ricane et s’éloigne. A l’aide d’un mouchoir blanc sur lequel sont probablement brodées, dans quelque coin soigneusement choisi, des initiales de soie bleue, l’homme essuie ses cheveux souillés d’un geste plein de hargne. Ne parvenant pas à les essuyer comme il le voudrait, il pousse un juron pas trop vulgaire et disparaît, puis sa femme à son tour puis le landau d’enfant, si bien que le plafond finit par ressembler à un banal plafond de théâtre encombré de dorures immobiles mais pas moins inexpressives qu’un couple parisien.

to be continued

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1 Comments:

Anonymous trouduc said...

tu vois, c'est vachement bien ton truc! Très personnel en tout cas

8:43 AM  

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